Un article instructif, stimulant, drôle et bien observé de Adriana Fernandes (traduit en français) qui décrit les origines du forró et compare ensuite le forró universitaire des étudiants de São Paulo et le forró électronique des migrants nordestins

La question des racines du forró

Alors même que le forró est vu comme une musique issue d'un mélange, entre Indiens, Portugais et Africains, on aimerait en même temps que le forró reste authentique, "de raiz". Mais quelles sont ces "racines" du forró ?

Voici la traduction d'un article d'Adriana Fernandes, de l'association internationale pour l'étude des musiques populaires latino-américaines, qui est très intéressant et amusant à la fois. Il parle du forró que l'on connaît et montre que ce qu'on appelle le forró authentique est peut-être moins "traditionnel" que ce que l'on pourrait penser.

FORRÓ: MUSIQUE ET DANSE “DE RACINES” ?

J'appellerai [c'est Adriana Fernandes qui parle, NDT] ici forró une fête dansante avec de la musique "ao vivo" jouée par un orchestre dont l'instrument de base est l'accordéon (même s'il y a aussi des forrós de guitare, de flûte, de violon) et où la musique jouée dans ces fêtes est principalement nordestine : forrós, baiões, xaxados, arrasta-pés, xotes, cocos, cirandas,… La question nordestine est importante étant donné que le forró est né dans cette région du Brésil et que ceci sera par la suite constamment rappelé et recherché comme un gage de qualité par les différentes variantes du forró, notamment à travers l'utilisation du terme "de racine" par les musiciens, par le public et par les étudiants.

A partir de cette définition, mon objectif est de caractériser quelques-unes de ces différentes variantes du forró que j'ai rencontré à Recife et São Paulo de juin 2000 à mars 2001, avec en arrière-plan la question des "racines" dans une société urbaine.

Le forró a commencé à être connu dans tout le Brésil à la fin des années 40, principalement par la radio grâce à Luiz Gonzaga (1912-1989). Luiz Gonzaga était un migrant nordestin s'étant installé dans la capitale, Rio de Janeiro, pour essayer de connaître la notoriété et le succès avec sa musique en la diffusant dans les médias. Sa musique est bien entenu chargée de ses expériences et de sa formation musicale dans le Nordeste. Gonzaga était le fils de Januário Batista, un accordéoniste célèbre dans la région de Exu, à la frontière du Pernambuco et du Ceará. Januário Batista faisait ce qui est aujourd'hui connu sous le nom de forró pé-de-serra, c'est-à-dire une musique de danse essentiellement instrumentale jouée à l'accordéon à boutons à l'occastion de fêtes familiales (la famille incluant dans le contexte nordestin les employés, les connaissances et les voisins). Ainsi les personnes qui fréquentent un forró pé-de-serra se connaissent et se fréquentent par ailleurs.

photo de l'album xodo avec Luiz Gonzaga jeuneQuand Gonzaga arrive à Rio, il va aussi apprendre à jouer les musiques à la mode de l'époque (tangos et valses), et utiliser un accordéon à touche, plus moderne que les accordéons à boutons à huit basses ("Oitos baixos") de son père. Un groupe d'étudiants nordestin va finalement l'inciter à se remettre à jouer les musiques "de la terre". Influencé par les canons esthétiques de la musique de l'époque (via les médias de Rio), Gonzaga va alors "créer" le baião et le présenter comme tel : une nouveauté sur la scène nationale, une nouvelle musique de danse. Dans le même temps le xote, l'arrasta-pé et le xaxado vont aussi être diffusés et connus à travers les médias, et vont être définis comme "traditionnels, purs, de racine".

Luiz Gonzaga, suivant en cela les traces de Gilberto Freyre, de Rachel de Queiroz, de Cicero Dias, de Manezinho Araújo et d'autres, va partager sa "vision" du Nordeste à travers sa musique. Une vision n'est jamais "pure", mais composée d'influences et d'expériences qui la façonnent. Ainsi pour Gonzaga il est intéressant de noter par exemple la nécessité d'un "docteur" pour composer les paroles de ses morceaux (Humberto Teixeira, avocat, et Zé Dantas, médecin), des morceaux qui deviennent d'ailleurs des chansons, au lieu d'être des morceaux instrumentaux comme dans la terre natale; et Luiz Gonzaga utilise l'accordéon à touches aux 120 basses (au lieu des huit basses de son père). Ce que je veux souligner ici ce sont les contradictions et l'identité complexe d'une figure importante de la musique populaire brésilienne, Luiz Gonzaga, qui, au fil du temps, a fini par devenir une figure mythique, une légende, et dont les contradictions ont été laissées de côté en faveur d'une pureté qui n'a jamais existée. La musique de Gonzaga depuis le début de sa diffusion dans les médias (et donc quand la majorité d'entre nous a pu la connaître) a comme caractéristiques un dialogue dynamique avec son temps (présent et passé), avec les circonstances sociales, politiques et économiques qu'il connaissait.

Le titre qui lance Luiz Gonzaga dans les médias est "Baião" où l'interprète dit qu'il va nous apprendre à danser une nouvelle sorte de musique : le baião. Ici intervient un facteur inhérent au forró : la danse. Le forró est une danse cordiale, courtoise, subtile, où l'objectif est le rapprochement des corps pour sentir la chaleur et l'odeur de l'autre personne. Cette perception peut évidemment s'établir à différent niveaux, mais en général, dans le contexte familial du forró pé-de-serra, cette distance est de prime abord celle des bras arqués, et le contact corporel est plus restreint à des frôlement fortuits pendant la danse. Les couples dansent en traînant les pieds (arrasta-pé), et donc toute la plante du pied est utilisée. Le forró, dans le Nordeste brésilien et dans la classe sociale basse, est une activité de loisir de la fin de la journée et la fatigue corporelle est réelle; c'est pourquoi les pas sont plus répétitifs que créatifs et la danse se limite à des mouvements en dessous de la ceinture.

pochette du disque O forro do JacksonSuivant à peu près la même trajectoire que Luiz Gonzaga, un autre musicien que l'on considère comme une icône du forró est Jackson do Pandeiro (1919-1982). Dans la musique de Jackson on retrouve plus clairement encore la question du dialogue du compositeur avec son temps. La musique de Jackson a subi notamment l'influence de la samba carioca qui se mélange avec le coco, enseigné à Jackson par sa mère et connu et pratiqué depuis son enfance. Nous avons donc, avec la musique de Jackson, dans ce qui en est venu à s'appeler forró, un autre style encore de musique nordestine. Nordestine ? La question de la migration rend très claire la disparition de ces frontières imaginaires. Le forró de Jackson do Pandeiro est aussi "impur" que le baião de Gonzaga. Avec lui la boucle est bouclée et le paradigme du forró dans les médias est créé. Ce sont les styles de Luiz Gonzaga et de Jackson do Pandeiro qui seront pris comme modèles, "de racines", "traditionnels" ; la façon de chanter, le grain de voix, la rythmique, les thèmes et le fameux trio : triangle, sanfona (accordéon) et zabumba (grosse caisse), le style vestimentaire, la manière de jouer en concert, le dialogue informel avec le public, la manière de danser.

Ces caractéristiques font rentrer le forró dans le concept de Hobsbawm (1997) de tradition inventée : c'est un ensemble de pratiques régulées par des règles tacites ou ouvertement acceptées, de nature rituelle ou symbolique, visant à inculquer certaines valeurs et normes de comportements à travers la répétition impliquant une continuité avec le passé. Les règles acceptées dans le forró de Jackson et Gonzaga sont celles qui les caractérisent comme des migrants nordestins faisant connaître à un large public, à travers la répétition médiatique, un comportement, symbolique donné de sa région d'origine, mais qui se conforme à son nouveau contexte, ici Rio, la capitale fédérale, et l'industrie culturelle. Cette vision relative et conjoncturelle est liée également aux études de Christopher Waterman (1990) sur la construction de l'identité Pan-Ioruba. Dans son article dans la revue Ethnomusicology, Waterman attire l'attention sur le processus de création d'une "tradition" et d'une identité, réalisée principalement par les colonisateurs, mais qui, au fil du temps, affecte l'imaginaire du groupe de personnes auquel elle se réfère et devient ainsi réelle et concrète. Pour cette raison, Waterman cite George Marcus et Michael Fischer : "Les forces externes, de fait, sont partie intégrante de la construction et de la constitution de l'interne, c'est-à-dire de l'unité culturelle elle-même…".

Ainsi, dans le cas du forró, les compositeurs et interprètes considérés aujourd'hui comme les icônes et les prototypes du style "forró", Luiz Gonzaga et Jackson do Pandeiro, sont repensés dans cette étude en relation à l'identité du forró et à la "tradition" qu'il sont supposés nous avoir légué. C'est dans ce sens que je vais développer ici deux manifestations actuelles de cette "tradition" : les dénommés "forró universitaire" et "forró électronique".

Le "forró universitaire" a débuté dans la ville de São Paulo dans la première moitié des années 90. Un groupe de jeunes de la classe moyenne paulista liés à des étudiants et à la promotion de fêtes et d'événements a commencé à réaliser des fêtes dansantes avec de la musique "ao vivo", un peu différente de la lambada qui terminait alors son avènement dans le milieu musical. Pour ça ils engageaient des trios Nordestins, c'est-à-dire des musiciens qui jouaient en trio (selon la formation créée par Luiz Gonzaga: zabumba, accordéon et triangle) la musique divulguée principalement par Luiz Gonzaga et Jackson do Pandeiro dans les années 40 et 50. Le succès public de ces fêtes a provoqué, suivant le modèle commercial des "casas" (maison, ou club) nocturnes nordestines l'ouverture de "casas de forró" à São Paulo, comme le forró "Asa Branca" et le forró de Pedro Sertanejo. Le point fort de ces fêtes est la musique et la danse, et le xote remporte un franc succès. On peut attribuer cette empathie quasi automatique avec la musique nordestine à la proximité entre le xote et le reggae, déjà remarquée par Gonzaga et par Gilberto Gil. Cette proximité entre forró et reggae va devenir encore plus claire encore, notamment visuellement, quand d'autres clubs sont ouverts comme Remolexo, Danado de Bom, Kaviá, où le public qui fréquente ces clubs est habillé façon plage ou surfwear et où les locks à la Bob Marley sont fréquents (au Brésil les surfeurs écoutent du reggae). Les trios ne sont pas nécessairement des trios, la basse électrique est fréquemment présente, et parfois des percussion ou une batterie peuvent se rajouter au trio de base du forró. Un des groupes les plus recherché, et qui a participé au processus du forró universitaire depuis le début est le Trio Virgulino. Il est formé par des migrants nordestins et est révéré par ce public universitaire qui le reconnaît comme ancré dans le forró traditionnel, "pé-de-serra". Pourtant ils ne jouent pas une musique instrumentale à l'accordéon à bouton comme le père de Luiz Gonzaga ! Mais leur musique est considérée comme le plus proche du style de Gonzaga et Jackson et les jeunes universitaires les révèrent comme les gardiens du forró "de racine" qui devient synonyme de forró pé-de-serra, "traditionnel". On a ici une contraction du temps où se fondent le forró instrumental du père de Gonzaga, le forró de Gonzaga et Jackson, et même le forró du Trio Virgulino. Ainsi, des manifestations différentes, et séparées dans le temps, arrivent à avoir la même dénomination dans le milieu universitaire pauliste.

couples dansant le forro

Sur la piste des couples de jeunes complètement enlacés dansent une séquence de pas qui ressemble plus à une chorégraphie répétée que juste une rencontre casuelle entre deux personnes qui veulent danser ensemble. Les mouvements proviennent des danses de salon enseignées dans les académies, comme la lambada, la salsa, la samba de gafieira, le two-steps américain et le tango argentin. Les garçons ont des sandales, plates de préférence, ou des espadrilles à lanière, rappelant Lampião et ses chèvres. Les filles ont des ballerines chinoises et dansent sur la pointe des pieds. Le sexe est plus présent dans le "forró universitaire", et il n'est pas rare, après une nuit de forró, que les couples se dirigent vers des motels pour des relations sexuelles fortuites (le fameux "ficar", rester ensemble).

Dans les milieux nordestins, le forró est pérenne, selon Dominguinhos, parce que "s'il devient une mode, un jour la mode se termine et les musiciens se retrouvent au chômage". Dans la même ville de São Paulo, mais dans les niches fréquentées par les migrants nordestins, l'accordéon a été remplacé par un synthétiseur et sur la scène il y a des danseuses assez peu habillées. La musique jouée au clavier avec un son d'accordéon a l'accompagnement automatique et répétitif du rythme synthétique du baião sur un tempo frénétique, quasi disco. C'est le "forró électronique". Le public est formé par des personnes plus mûres qui dansent les pas répétitifs enseignés par Luiz Gonzaga, juste en plus rapide. Les personnes que j'ai rencontrées au Centre de Traditions Nordestines, au Patativa et au Forró da Catumbi m'ont dit que le forró à l'accordéon est une chose du passé, que le synthé c'est joli et plus "moderne". Je les ai interrogé sur la danse des universitaires, ils m'ont dit que c'est joli mais compliqué et difficile à apprendre.

A partir de ces données il est possible de souligner quelques points importants de cette étude rapide. La question des "racines" est d'abord posée par des étudiants de Rio de Janeiro à Luiz Gonzaga pour qu'il joue la musique "de la terre". Ce sont également des étudiants intellectualisés qui révèrent et unissent dans le temps le forró instrumental, le forró de Jackson et Gonzaga et le forró du Trio Virgulino comme "forró traditionnel". Ainsi, comme pour les Yorubas de Waterman, c'est un groupe externe aux acteurs du forró qui lui inventent une "tradition" et une "racine". Chez les migrants nordestins, "tradition, racines" sont des choses du passé, il est nécessaire de moderniser. Ils échangent l'accordéon pour le synthétiseur mais continuent à danser comme avant, et continuent aussi à travailler comme avant.

Aujourd'hui nous pouvons percevoir que Luiz Gonzaga et Jackson do Pandeiro ont fait une musique liée à leur époque, une musique qui, bien que propagée et révérée comme "de racine" était déjà liée à l'industrie culturelle. Les universitaires révèrent le forró "de racine", mais le pratiquent avec d'autres instruments, une autre danse, d'autres vêtements, et en croisant les influences entre forró, lambada, reggae et xote. L'identité est quelque chose de dynamique, des facteurs internes et externes en perpétuel dialogue, et les termes "moderne" et "de racine" dépassent tous les groupes en question et en même temps les affectent. C'est pourquoi se demander si le forró est une musique et une danse "de racine" requiert également de se demander si le forró est une musique et une danse "moderne". Ce travail montre que la culture populaire va bien au-delà des catégories binaires, et que c'est bien la pluralité et la flexibilité qui sont au centre des questions posées.

Adriana Fernandes, traduit et adapté par corsario

La version originale en brésilien de l'article d'Adriana Fernandes est ici (format pdf) : FORRÓ: MÚSICA E DANÇA “DE RAIZ”?

Les références des auteurs cités sont dans le texte original



Voilà : quête d'authencité et de racines dans un monde moderne d'un côté, quête de modernité dans un monde de tradition de l'autre; éternel paradoxe...

Et pour finir sur un clin d'oeil, je reprendrai le mot de Megwen May Loveless dans son article sur Luiz Gonzaga et l'histoire du Forró :

"Brazilians can always improve upon any cultural importation, especially if it involves a sexy dance and a fun syncopated beat. (!)"